antimondialiste

[ louvoyer : naviguer en zigzag à contre vent ]

28/07/2006

un dys-cours qui en dit long

Classé dans : désintoxicant, liberté d'expression @ 13:58

En 1946, George Orwell écrivait* à propos de la langue anglaise: “Elle devient hideuse et imprécise parce que nos pensées sont insensées, mais la négligence de notre langue facilite nos pensées idiotes. Ce processus est cependant réversible. L’Anglais moderne, particulièrement l’Anglais écrit, est plein de vilaines habitudes qui se répandent par imitation et qui peuvent être évitées si l’on veut bien s’en donner la peine. S’en débarrasser équivaut à éclaircir sa pensée, et penser clairement est un premier pas nécessaire vers la régénération politique: de sorte que le combat contre le mauvais Anglais n’est point frivole et ne concerne pas seulement les écrivains. […] Les mots ‘démocratie’, ’socialisme’, ‘liberté’, ‘patriotique’, ‘réaliste’, ‘justice’ possèdent chacun différents sens irréconciables entre eux. Dans le cas d’un mot comme ‘démocratie’, non seulement il n’existe aucune définition consensuelle, mais à toute tentative d’en établir une s’opposent des résistances de toutes parts. C’est un sentiment presque universel qu’un pays dit ‘démocratique’ est encensé : par conséquent les défenseurs d’un quelconque régime politique l’appellent une démocratie, et craignent devoir en abandonner l’usage si ce mot devait être associé à un seul sens. Les mots de ce genre sont souvent utilisés de manière consciemment malhonnête.”**

Dans cet essai, que je vous invite à lire (je peux même en faire une traduction si vous en exprimez le besoin), Orwell dénonce la déshumanisation du langage par l’usage de métaphores insensées visant à briser les images mentales que des phrases correctement construites provoqueraient ; il insiste sur la séparation de la pensée et de son expression par le langage et évoque les conséquences désastreuses de ce procédé : la disparition ou l’empêchement de toute pensée.

Pour exemple de son actualité, j’aimerais vous faire part des quelques phrases prononcées récemment*** par notre cher Premier Ministre lors d’une allocution à Marly-le-Roi…

Elle commence en ces termes: “Nous sommes ici pour réparer une injustice, une injustice qui est souvent faîte à notre pays. L’image d’un pays, les deux pieds ancrés dans la tradition, l’image d’un pays souvent épris par (sic) des doutes, par des inquiétudes, par des peurs et qui ne se résignerait pas, finalement, à saisir le cours du temps.”

Dès le début du discours, Galouzeau invoque la sémantique de la peur et évoque les sables mouvants se dérobant sous nos pieds. Mais où veut-il en venir ?

“Nous sommes un pays à la pointe des hautes technologies, nous sommes un pays à la pointe de la société de l’information, parmi les premiers du monde à mettre à la disposition de chacun de nos habitants.”

Nous avons certainement affaire à un cancre, ou à une machine.

“Et c’est vrai en matière de haut débit, en matière de télévision numérique, c’est vrai en matière de couverture pour les téléphones portables.”

Nous comprenons donc que “c’est vrai”, sans savoir encore de quoi il est question. Mais si le Premier Ministre le dit, cela doit être vrai. En langage des banlieues, de la France-d’en-bas, on appelle cela “endormir son interlocuteur”.

“Dans tous ces domaines-là, nous sommes à la pointe parmi les premières nations du monde.”

Je répète pour les incrédules, les sceptiques, ainsi que pour l’effet comique: “Dans tous ces domaines-là, nous sommes à la pointe parmi les premières nations du monde.”

Nous n’en sommes qu’au premier paragraphe ! J’essaierai d’aller plus vite pour vous présenter le deuxième paragraphe qui rappelle élégamment au lecteur le pouvoir indiscutable du progrès technique :

“Cette réalité-là, elle comporte une face politique importante, c’est que l’Etat peut, grâce à de nouveaux outils, être plus proche des citoyens. […] grâce aux nouveaux moyens technologiques, c’est une proximité qui s’engage dans un pays où la tradition est celle, trop souvent, de la centralisation, de l’eloignement, de l’ignorance, de la méconnaissance.”

Je me demande encore sous quel contrat la proximité est engagée… Un contrat de proximité ? En revanche, Monsieur le Ministre connaît bien son domaine lorsqu’il parle d’ignorance.

Afin d’introduire la phrase suivante, et pour éviter l’incompréhension légitime qu’elle peut provoquer chez un francophone doué de la faculté de penser, je dois vous dire que ce qui précède fait office de démonstration.

“C’est-à-dire (sic) à quel point notre démocratie peut profondément changer du fait de ces nouvelles technologies.”

Il s’agit donc, pour éclaircir le discours, à défaut de pensée, que l’Etat, grâce aux nouvelles technologies, quelqu’elles soient, peut se rapprocher des citoyens. Pour ceux qui n’auraient pas tout suivi, la démocratie est le régime politique dans lequel le peuple, les citoyens, détiennent le pouvoir. L’Etat est donc leur serviteur. Lorsqu’un serviteur s’éloigne de son maître, il se rend inutile.

“Et cette proximité, elle comporte, bien évidemment, une exigence, c’est l’exigence d’égalité des chances.”

L’égalité des chances, pour paraphraser l’orateur, répond au risque permanent de voir “de nouveaux fossés s’établir avec le citoyen.” Risque auquel le progrès technologique est censé répondre, probablement pour éviter des hémorroïdes aux citoyens, si j’ai bien tout compris.

Ensuite, on apprend que pour se rapprocher de son maître, l’Etat lui tend la main –puisqu’au premier paragraphe, souvenez-vous, le pays avait les deux pieds ancrés dans la tradition-. La main tendue porte “l’outil technologique”: tel Prométhée apportant le feu aux humains abandonnés à eux-mêmes, l’Etat fait offrande d’une technique appliquée à la société et qui en plus présente une quelconque utilité. Par cette simple reformulation, on peut saisir immédiatement la figure du coq chantant les deux pieds dans la merde.

“C’est vrai qu’ici, à Marly-le-Roi, nous avons une bien belle vitrine et de bien beaux exemples.” (Jets de fleurs et savonnades à tout va…) “Quand on voit […] une entreprise […] fondée par de jeunes talents, qui ont voulu –et quand je dis ‘voulu’, ce n’est pas un petit mot ‘voulu’– désiré, cherché à créer une entreprise ici, en France, eh (sic) bien (sic) ne peut avoir que confiance…”

Vouloir, ordinairement, est un “petit mot”, comme ceux qu’on glisse à l’oreille de l’être aimé qui est revenu en 48 heures chrono grâce aux imprécations d’un marabout. Mais là, dans la bouche du Ministre, vouloir signifie désirer, chercher : lui peut employer des synonymes pour préciser le sens d’un mot autrement oublié. Notez l’insistance de l’orateur à préciser l’évidence même, alors que le reste du discours frôle la poésie.

Je ne garde à présent que les expressions marquantes : “les atouts”, “le travail essentiel”, “Je suis venu aujourd’hui vous rendre hommage […] C’est bien le signe que notre pays regarde vers l’avant”, “occuper toute sa place”, “secteurs de pointe”, “forte valeur ajoutée”, “améliorer leur compétitivité dans la compétition”, “faciliter la vie”, “marquer des points”, “rattrapé son retard”, “18 mois d’avance sur nos objectifs”, “battu tous les records”, “adhésion spectaculaire”, “Ces bons résultats”, “conjuguer les efforts”, “engager des moyens considérables”, “réduire la fracture numérique”, “en accélérant”, “plan de résorption”, “zones blanches”, “des initiatives originales qui intéressent beaucoup”…

“Cet effort, nous allons le poursuivre et l’amplifier.”

Mais l’amplification du bruit ne donne que plus de bruit…

“La première exigence”, “un axe fort”, “égalité des chances”, “Internet accompagné”, “un formidable gisement d’emplois”, “un micro-ordinateur adapté”, “exemplarité de l’Etat” –le même qui, trop éloigné des citoyens, gît les deux pieds dans la tradition–, “un levier essentiel”, “redoubler d’efforts”, “dématérialisation”, “une nouvelle dynamique”, “renforcer notre compétitivité”, “l’exemple pour nous”, “les meilleurs du monde”, “les emplois et la croissance”, “pôles de compétitivité”, “à dimension mondiale”, “télévision mobile et sans frontière”, “nous accentuerons aussi nos efforts”, “diffuser plus largement”, “l’horizon 2010″, “passeport pour l’économie numérique”…

“Grâce à ces technologies, nos entreprises seront plus performantes, plus productives et donc, elles seront mieux armées pour affronter la concurrence, pour gagner des parts de marché, et assurer leur croissance en créant des emplois.”

Car il s’agit bien de cela : avant les citoyens, les entreprises. La croissance par le haut, une doctrine purement idéologique qui consiste à dire que la redistribution des richesses vers les plus riches provoque un effet de douche et, dégoulinant, profite à tous. Donner aux riches pour enrichir les pauvres. Il fallait y penser, malheureusement, cette pensée-là fut largement critiquée par la plupart des économistes et seuls les idéologues osent encore l’invoquer en idolâtres hypocrites.

Et l’orateur de terminer son discours par ces mots :

“Et vous nous montrez que la clé de la réussite c’est bien la mobilisation de tous. C’est lorsque nous conjuguons nos efforts vers un même objectif, c’est lorsque chacun, à sa place, complète le travail de l’autre que nous marquons des points.”

Les faisceaux et les uniformes militaires troqués pour des logos et des métaphores sportives –Coupe du Monde oblige–, le facisme triomphant avance sans se couvrir, à la pointe du progrès. Si dans ce discours et particulièrement dans cette conclusion, vous ne décelez aucun fascisme, lisez et relisez encore, jusqu’à ce qu’au-delà des mots inertes se dessine la pensée en ombres chinoises : vous verrez qu’elle lève le bras et qu’elle marche au pas.

== hk

* Politics and the English Language, Horizon, 1946: http://www.netcharles.com/orwell/essays/politics-english-language1.htm ** traduction fidèle à l’original, incluant les erreurs mentionnées par Orwell: “Look back through this essay, and for certain you will find that I have again and again committed the very faults I am protesting against.” *** Lire l’allocution: http://lnk.in/3twp


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