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01/03/2005

vive le subutex: Dans l’enfer des crackeurs

Classé dans : désintoxicant, précarités, santé @ 15:26

LE MONDE | 28.02.05 | 14h08

De la Goutte-d’Or à la rue de l’Evangile, dans le nord-est de Paris, des milliers de toxicomanes sans-abri se débattent pour se procurer leur dose de crack, une drogue aux effets destructeurs.

Le 7 septembre 2004, la police fait évacuer le grand squat de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), qui abritait des centaines de toxicomanes, surtout des fumeurs de crack (cocaïne base, vendue sous forme de cailloux). C’était aussi un important lieu de passage : des milliers de clients venaient y acheter du crack, ou rencontrer les
femmes qui se prostituaient sur place.

Une semaine plus tard, une partie des expulsés s’emparent d’un bâtiment de la SNCF à la porte de La Chapelle, mais la police intervient à nouveau en novembre. Cette fois, tous les squatteurs sont à la rue. Ils viennent grossir les rangs des SDF qui errent dans l’est du 18e arrondissement, de la Goutte-d’Or à la rue de l’Evangile. Ces
quartiers, déjà très défavorisés, accueillent aujourd’hui plus de 2000 « crackeurs », dont près de 700 sont sans attaches, sans papiers et sans ressources : le crack est la drogue du pauvre, elle ne coûte pas
cher, mais le plaisir ne dure que quelques minutes.

Beaucoup prennent aussi du Subutex, un médicament destiné à atténuer les douleurs du manque pour les héroïnomanes en cours de sevrage, qu’ils ont détourné de son usage. Au lieu d’avaler les pilules, ils les réduisent en poudre et se les injectent. L’amidon contenu dans les cachets bouche les veines des mains et des avant-bras, qui triplent de volume : c’est le « look Popeye », bien connu dans le quartier.

Certains campent en plein air, d’autres ont recréé des minisquats. Un groupe organisé a envahi les parties communes de deux immeubles délabrés de la Goutte-d’Or, dont les locataires, des familles africaines en situation précaire, n’osent pas aller se plaindre. Les crackeurs utilisent la cour intérieure, les escaliers, les débarras, les toilettes, et ont pris possession des caves. Ils y ont apporté des matelas et des couvertures en bon état, donnés par des associations caritatives, mais le sol en terre battue est couvert d’ordures à demi-calcinées et gorgées d’urine.

Au fond, on a tendu un drap pour créer un coin plus intime, qui est jonché de préservatifs et de seringues – également distribuées par les associations. Dans la pénombre, une femme maigre et voûtée ramasse des vêtements épars. Elle a dormi ici la nuit dernière, mais elle ne reste pas, car elle s’est fait voler sa réserve de crack : « Je l’avais cachée sous ma langue, j’ai été réveillée par un homme qui me tenait la bouche ouverte et qui fouillait dedans avec ses doigts. »

Non loin de là, des Sénégalais se sont installés dans un ancien local d’EDF. Max, 45 ans, qui n’a plus de permis de séjour car il est allé neuf fois en prison pour des affaires de drogue, regrette le temps du grand squat : « J’y allais pour la galette -dose de crack-, et je restais bloqué là-bas pendant des jours, à consommer. C’était facile, les modous -dealers africains- tournaient dans le secteur nuit et jour. » Depuis, la vie de Max s’est compliquée : « Les modous sont plus difficiles à contacter, parfois je passe une nuit entière à courir pour un kif -une bouffée-, c’est épouvantable. Les modous ne viennent plus voir les pauvres comme moi, ils préfèrent fréquenter la clientèle fortunée comme les RMistes et les putes. »

Son ami Moussa, 41 ans, a réussi à s’installer discrètement dans un bâtiment de la Sernam. Selon lui, avec la fermeture des squats les choses ont empiré : « Là-bas, nous étions à l’abri des regards de la population et des tracasseries policières. Avec mes amis, nous vivions en communauté, comme une vraie famille africaine, l’Etat n’avait pas le droit de la briser. »

En fait, il admet que les autorités puissent fermer les squats sauvages, mais il leur reproche de n’avoir rien prévu pour les remplacer : « Dans d’autres pays d’Europe, l’Etat fournit aux drogués des lieux où ils peuvent vivre tranquilles et consommer à leur gré, gratuitement. Tout le monde est gagnant, et il y a moins de nuisances pour les habitants. Nous vivons à l’heure de l’Europe, la France doit imiter les pays plus avancés. »

En revanche, Rachid, 40 ans, un crackeur né dans le quartier, n’a jamais été attiré par cette vie en commun : « Quand tu consommes, tu as déjà un pied dans la tombe, pas la peine d’y mettre les deux. » Il avait visité le squat de Saint-Denis, et se rappelle surtout la crasse, la violence, les filles opprimées et maltraitées, les malades du sida soignés au crack, les fous en liberté : « Ça ne dormait pas là-dedans, toujours une embrouille, un danger. Et, contrairement à ce qu’on raconte, il n’y avait aucune entraide, c’était chacun pour sa gueule. » Rachid, un homme décharné et perpétuellement agité, fait équipe avec Laurent, 38 ans, 120 kg de muscles. Laurent aime parler sans détour : « Je suis sorti de prison en décembre, c’était mon cinquième séjour. Cette fois, j’étais tombé pour extorsion avec arme. Je repérais un type près d’un distributeur de billets, je lui mettais mon cutter sur la gorge, je confisquais ses papiers, et je lui disais d’aller tirer 300 euros avec sa Carte bleue. Quand il rapportait l’argent, je rendais les papiers, je suis réglo. » Ancien héroïnomane, Laurent a vite plongé dans le crack et le Subutex, et s’est installé dans le 18ème arrondissement : « J’ai pas mal voyagé, mais la Goutte-d’Or, c’est comme un aimant, j’y reviens toujours. Il y a les potes, l’ambiance, et le produit. » Il s’est aménagé un refuge discret au dernier sous-sol d’un parking.

De son côté, Rachid a obtenu un lit pour une semaine dans un foyer pour SDF. Pourtant, il semble épuisé et malade. Laurent explique ce qui s’est réellement passé : « Il n’a pas dormi au foyer, ça tombait mal, à cause du RMI. » Comme beaucoup de toxicomanes du quartier, Rachid touche le RMI le 6 de chaque mois. Ce jour-là, les modous et les bistrots de la Goutte-d’Or travaillent d’arrache-pied, c’est la fête pendant deux jours. Rachid finit par avouer qu’il a fait « une fiesta avec des copains », qu’il a passé trois jours sans dormir, et qu’il n’a plus un sou : « Pas grave, je vais reprendre le boulot, enfin, les combines. »

Avant toute chose, les deux amis doivent fumer. Laurent possède un passe-partout permettant d’entrer dans les immeubles du quartier sans connaître le Digicode. Il choisit une porte au hasard et l’ouvre d’un geste nonchalant. Les deux amis s’installent dans les escaliers. Laurent crache le caillou de crack caché dans sa bouche, Rachid sort le briquet et les doseurs, des pipes en verre stérilisées que les associations d’aide aux toxicomanes distribuent avec les seringues. Il fume sa part d’un seul coup, tousse, et se met à dire n’importe quoi à toute vitesse.

Aussitôt, il faut se remettre à la recherche de la prochaine dose. Rachid a rendez-vous chez un médecin du quartier pour se faire prescrire du Subutex. Ensuite, il le vendra, pour acheter du crack. Avec précaution, il sort d’un sac plastique son attestation d’inscription à la CMU (couverture médicale universelle) : « J’ai perdu tous mes autres papiers, mais celui-là, j’y fais gaffe. »

Dès qu’il sort de chez le médecin avec son ordonnance, il se précipite dans une pharmacie pour acheter le Subutex. Laurent, qui était parti fumer avec un autre copain, le rejoint devant le métro Château-Rouge, où un marché aux médicaments se tient en plein air dès le début de l’après-midi.

Les acheteurs de Subutex se pressent autour d’eux, dans le bruit et le désordre. Dès que Rachid a assez d’argent pour acheter une dose de crack, il entre dans une boutique tenue par des cousins pour téléphoner à un modou de sa connaissance. L’opération va prendre du temps : « Les flics sont actifs sur la Goutte-d’Or en ce moment, les modous sont prudents. Ils attendent les coups de fil des clients chez eux, et ils fixent leurs rendez-vous dans d’autres quartiers. »

Après une longue course, Rachid et Laurent retrouvent leur modou, un jeune homme athlétique et élégant, avec un téléphone haut de gamme autour du cou. Laurent le toise avec hostilité : « Ils arrivent tout droit du Sénégal, ils sont illettrés, mais ils sont moins bêtes que nous, ils ne se droguent pas. Cela dit, leur vie est moins facile depuis que les jeunes beurs de la Goutte-d’Or se sont mis à dealer, ça crée des embrouilles. »

Sans attendre, les deux amis vont fumer leur nouvelle galette, d’abord dans une cage d’escalier, puis dans le métro : « A nous deux, depuis ce matin, on a fumé pour 250 euros, c’est fou. » Fatigué, Laurent se laisse aller à parler de sa vie avant la drogue. Il était ouvrier carrossier, il avait un appartement, une fiancée, il jouait au football : « L’autre jour, un médecin m’a proposé d’appeler mes parents pour leur donner des nouvelles, mais je me suis aperçu que je n’avais pas leur numéro. Je me suis mis à pleurer comme un gosse pendant des heures. J’irais bien les voir, mais ma sœur ne veut pas que je revienne dans la famille. Un jour, je lui avais volé sa bague de fiançailles pour payer une dette. » Rachid, à la fois épuisé et frénétique, se souvient soudain qu’il va bientôt passer en procès pour une vieille affaire : « Je n’ai rien fait, mais j’ai un casier, on ne me croira pas. »

La nuit traîne en longueur. Dans leur errance, les deux hommes croisent leur copine Adriana, une femme édentée, vieillie avant l’âge. Elle court vers la porte de La Chapelle en portant deux paquets remplis de sacs en cuir et de flacons de parfum qu’elle essaie de vendre aux passants. Pour résumer sa vie, Adriana dit simplement : « Je tapine et je vole, et tout part dans le crack. » Elle a de quoi se payer une chambre d’hôtel, mais n’arrive pas à y rester : « J’ai peur de la solitude, il faut que je voie du monde. » Tout en marchant, elle se penche comme pour ramasser quelque chose, mais se redresse à chaque fois les mains vides. Laurent explique : « C’est la « picorette ». Les gros fumeurs ont des hallucinations, ils croient voir de la galette par terre et se jettent dessus. Avec le tapin, les filles ont toujours de l’argent, alors elles consomment plus que les hommes, elles s’abîment très vite. »

Porte de La Chapelle, des adolescents travaillant pour les modous guettent les prostituées qui arrivent des boulevards extérieurs pour faire une pause. L’une d’entre elles leur fait signe d’approcher. Elle s’exprime par gestes, car un pansement lui couvre le bas du visage. Sa copine, enceinte de huit mois, se vante d’avoir dévalisé son dernier client. Les rabatteurs ne s’intéressent pas aux anecdotes. Ils vérifient qu’elles ont leurs 30 euros, le prix d’une passe, qui est aussi celui d’une dose de crack, et courent prévenir le modou, caché dans un hall d’immeuble.

Depuis la fin des squats, les crackeurs ont à nouveau envahi les rues autour du métro Stalingrad, dont ils avaient été chassés il y a deux ans par la police. Safia, 31 ans, se promène sans but dans la nuit, mais jure qu’elle a arrêté le crack récemment, après un séjour en prison pour vol : « Mes parents sont africains, mais je suis née ici, je suis en règle, j’ai mon bac. Avec l’aide d’Allah, je vais sortir de ce putain de quartier. » Après la prison, elle a eu droit à un stage de formation dans le tourisme, et à présent elle cherche du travail : « Il faut que je trouve vite, j’ai peur de replonger. Quand tu as touché au crack, tu n’es plus jamais à l’abri. »

Safia perçoit le RMI, mais elle en envoie la moitié à son fiancé, qui est reparti au Mali pour emmener le corps de son frère, assassiné en pleine rue à la Goutte-d’Or. En attendant son retour, elle s’est mise à dealer un peu : « Dès qu’ils me voient, les modous m’offrent de la galette gratuitement. Ils espèrent me faire replonger, ces ordures. Alors je la prends, et je la revends. » Aujourd’hui, elle a échangé un peu de crack contre une bicyclette : « Après son kif, le type caressait son vélo, il aurait aimé le garder, mais j’ai été ferme. » Puis elle a rencontré une fille qui courait dans la rue comme une folle : « Elle était hospitalisée à Tenon, elle s’était échappée juste le temps de trouver un kif. Je lui ai vendu une demi-galette à prix d’ami. »

Depuis trois jours, Safia dormait chez un ami rencontré récemment, mais ce soir il refuse de l’héberger, car demain il part travailler de bonne heure : « Il ne peut pas me laisser seule chez lui, il n’a pas confiance, et je le comprends. » Cela dit, il se fait tard, les bars ferment, et elle ne sait pas où dormir. Elle décide d’aller traîner vers la rue d’Aubervilliers, où elle connaît du monde. Là, elle est accueillie par des cris de joie, car la rue est pleine d’hommes et de femmes de tous âges : « No problem, je vais réussir à me faire inviter, je dormirai au chaud. » Mais, avant cela, elle devra attendre debout dans la nuit glacée, jusqu’à l’aube s’il le faut, que ses copains aient trouvé leur dose de crack.

Yves Eudes

posted by le juanpableau


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